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© Ministeres Sociaux/ DICOM/ Nicolo Revelli Beaumont/ SIPA PRESS

12 juin 2020

Entretien exclusif avec
Olivier Véran, ministre de la Santé

Fin mai, le Mensuel des Maisons de Retraite a sollicité le Ministre pour un entretien qui ne porterait que sur la question des Ehpad. Nous voulions revenir à la fois sur le déroulement de la crise, sur ses conséquences mais aussi sur la gestion de l’après : du 5ème risque au projet de loi Grand Âge. Dans cet entretien exclusif que le Ministre a immédiatement accepté, il répond pour la première fois aux questions des professionnels.

Luc Broussy : Monsieur le Ministre, nous sortons progressivement du cœur d’une crise qui aura provoqué plus de 25.000 morts chez les plus de 65 ans et plus de 10.000 morts en Ehpad. Pensez-vous que la France a suffisamment protégé les plus âgés de ses concitoyens ? Pensez-vous que tous les moyens ont été mis en oeuvre pour échapper à ce qui, en Ehpad, a été décrit comme une hécatombe ?

Olivier Véran : Protéger les plus vulnérables dans cette crise a été une priorité absolue dès mon arrivée au ministère. Tous les pays fortement touchés par le virus ont dû faire face au défi particulier de la protection des personnes âgées hébergées en établissement.

Des décisions fortes, et souvent difficiles, ont été prises rapidement. Je pense à la suspension des visites en Ehpad dès le 6 mars, décidée bien avant le confinement national. Nous avons priorisé les Ehpad dans la distribution nationale des masques selon la doctrine d’usage arrêtée mi-mars, déployé le plus rapidement possible les tests lorsque le Conseil scientifique nous a recommandé de tester largement, et appliqué une stratégie nationale, déclinée en protocoles précis, pour aider concrètement les établissements à faire face à la crise.

J’ai notamment tenu à ce que nous ne laissions pas les Ehpad seuls dans la décision médicale et le suivi des résidents : une astreinte sanitaire « personnes âgées » de proximité a permis à la quasi-totalité des Ehpad d’avoir accès à des conseils médicaux par téléphone s’ils le souhaitaient. J’ai voulu aussi que toutes les ressources extérieures possibles (équipes mobiles de gériatrie, hospitalisation à domicile, mais aussi renforts en ressources humaines) puissent accompagner la prise en charge des personnes âgées. Cela n’enlève rien à la douleur de toutes les familles qui ont perdu un proche ces dernières semaines. Mais la mobilisation des pouvoirs publics a été très forte pour soutenir les professionnels, dont le courage et l’engagement ont été et restent exemplaires.

L.B. : Des commissions d’enquête seront mises en place fin juin pour dresser le bilan de la crise. Mais que répondez-vous aux professionnels qui estiment que l’Etat a, sur les masques d’abord puis sur les tests ensuite, toujours été en retard d’un train notamment en Ehpad ?

O.V. : Je récuse avec force l’idée d’un décalage entre le traitement de la crise dans le système sanitaire et dans les Ehpad. Si l’attention médiatique s’est d’abord tournée vers les hôpitaux, et ensuite vers les établissements médico-sociaux, il n’en n’a pas été de même pour l’action de l’Etat. Nous avons voulu répondre de la façon la plus réactive possible aux inquiétudes des établissements. Je le répète : la protection des plus vulnérables a été notre priorité, et je l’ai dit à l’ensemble du secteur que j’ai réuni le 3 mars avec Sophie Cluzel.

Cela dit, je mesure bien l’inquiétude qui a été celle des établissements quant à l’approvisionnement en masques début mars, c’est un fait. Avec la mise en place du système de distribution venu décliner la doctrine d’usage des masques du 16 mars, les quantités de masques livrés ont progressivement augmenté.

S’agissant des tests : le Conseil scientifique a rendu des conclusions sur les tests en Ehpad le 30 mars. Il précisait que les nouvelles capacités de tests diagnostiques devraient être prioritairement orientées vers les établissements médico-sociaux, même s’il rappelait très clairement que la meilleure mesure de protection était la distanciation sociale. Une nouvelle doctrine a été établie la semaine suivante pour flécher une immense majorité des nouvelles capacités de test vers les Ehpad. Le volume des tests a été très vite très important, avec en cumul plus de 300 000 tests effectués auprès des personnels et résidents. Et nous poursuivons ce dépistage ciblé à l’heure où je vous parle, de façon soutenue.

L.B. : L’Ehpad comme institution a été la cible de nombreuses critiques de la presse pendant toute cette période. Il a été décrit comme un lieu opaque – « tragédie à huis-clos » a titré Libération – et comme un lieu de concentration de décès. Pensez-vous que la crise a montré que l’Ehpad n’était plus un modèle adapté ?

O.V. : Je ne dirais pas les choses de cette manière. D’abord, je l’ai dit à chaque fois que j’en avais l’occasion : les directions des Ehpad, les équipes soignantes, l’ensemble des personnels ont été au rendez-vous. Je ne compte plus les témoignages de dévouement et d’organisation extraordinaires que j’ai reçus. Ce qui est vrai, c’est que nous aurons à tirer des leçons de la crise pour savoir dans quelle direction poursuivre l’effort : à titre d’exemple, je constate que les Ehpad les plus connectés avec l’hôpital et la médecine de ville, et ceux qui sont organisés en petites unités de vie avaient plus d’atouts pour faire face à la crise. La crise peut nous aider à repenser les bâtiments, l’organisation, l’intégration des EHPAD dans son environnement.

L.B. : Certains estiment que la crise du Covid a mis en évidence l’âgisme de notre société. D’autres au contraire ont insisté sur l’élan de générosité des français envers les plus fragiles. De là où vous êtes, quel fut votre perception ?

O.V. : Je dirais que le sujet est moins celui de l’âge que celui de l’isolement. Cette crise est particulièrement difficile pour les personnes isolées, qu’elles soient âgées ou plus jeunes. Rompre l’isolement est l’affaire de chacun, téléphoner est à la portée de tous, et notamment en cette période de déconfinement où la prudence peut amener nos aînés à rester chez eux. Je sais que cette préoccupation est très largement partagée par nos concitoyens, et j’en veux pour preuve la formidable mobilisation de bénévoles dans les associations durant le confinement.

L.B. : Certaines voix dans le secteur de l’âge ont estimé que la crise aurait été gérée autrement en Ehpad s’il y avait eu un secrétaire d’Etat ou un Ministre dédié spécifiquement aux personnes âgées et en réclame un pour l’avenir. Qu’en pense le Ministre « en charge des personnes âgées » que vous êtes ?

O.V. : Vous savez à quel point je suis attaché à nos aînés et aux enjeux du grand âge, qui me mobilisent très fortement depuis mon arrivée. La crise que nous traversons est sanitaire, et je vois mal comment le sujet des personnes âgées aurait pu être mieux coordonné qu’au cœur même du ministère en charge de la santé.

L.B. : Après la circulaire budgétaire qui mobilise une somme conséquente (près d’un milliard d’euros), vous avez aussitôt annoncé l’affectation de 0,15 point de CSG à la dépendance, soit environ 2,3 milliards d’euros mais qui ne serait disponible qu’en 2024. Pensez-vous qu’après la crise qu’il vient de vivre le secteur pourra attendre 4 ans pour voir une amélioration substantielle de ses moyens ?

O.V. : Vous avez raison de souligner que nous franchissons en ce moment des étapes importantes sur le grand âge, et que la circulaire budgétaire emporte des financements d’ores et déjà très conséquents pour 2020, pour répondre à la crise.

Au-delà, la réforme du grand âge n’attendra évidemment pas 2024. Nous allons procéder en plusieurs étapes : d’abord, nous posons les « fondations » de notre réforme dans les textes relatifs à la dette sociale et à l’autonomie, qui sont actuellement en cours d’examen au Parlement. Ils nous permettent d’affecter la recette à compter de 2024, donc de donner des perspectives, et de prévoir une avancée sur la création d’un cinquième risque. J’étais très attaché à cette première étape, qui donne de la visibilité au sujet et une vraie place dans la sécurité sociale.

Ensuite nous allons construire la « maison » elle-même, c’est-à-dire proposer une stratégie et des mesures pour le domicile, l’établissement, les autres lieux de vie comme les habitats partagés, les métiers, etc. Cette stratégie est en cours de concertation avec les collectivités territoriales et le secteur du grand âge. Elle sera mise en œuvre à compter de 2021, et n’attendra donc évidemment pas 2024. Certaines mesures nécessiteront la loi, d’autres non.

L.B. : Vous avez depuis plusieurs jours insisté sur la volonté du gouvernement de mettre en place une 5ème branche ou d’un 5ème risque, on ne sait pas. Au point que le projet de loi adopté en Conseil des Ministres mercredi dernier utilise les deux termes dans la même phrase. Que revêt pour vous quand vous l’utilisez ce terme de 5ème branche ?

O.V. : Effectivement, il y a beaucoup de façon de prendre ce sujet.

Pour moi, la première étape est celle de la reconnaissance d’un risque de sécurité sociale. Cela veut dire qu’on identifie un événement qui a pour conséquence une hausse des dépenses, et qui peut se manifester largement. La perte d’autonomie est devenue un risque social : elle nécessite l’adaptation du logement, des prises en charge, une aide. Et ce risque, il est général ; tout le monde sera amené à y faire face dans sa vie, pour soi-même ou pour ses proches. Reconnaître l’existence de ce risque, c’est décider d’y apporter une assurance publique, un ensemble de prestations financés de manière solidaire. Couvrir les risques sociaux c’est l’objet même de la sécurité sociale.

Pour ce qui est de la branche, c’est une manière de piloter la couverture du risque. C’est identifier des recettes, des dépenses et un solde financier, pour mettre en évidence l’effort national, et garantir un équilibre. Au-delà du pilotage financier, c’est aussi et surtout identifier des règles de gouvernance, de discussion sur la manière de couvrir le risque. Cela donne une épaisseur supplémentaire en créant plus de visibilité, ce qui est précisément l’objectif du Gouvernement.

Le texte est en discussion au Parlement : à ce stade, il prévoit précisément qu’un rapport sera remis au Parlement, après une concertation animée par une personnalité qualifiée, sur ce que recouvrira cette nouvelle gouvernance, et notamment la place qu’y jouera la CNSA et l’articulation entre grand âge et handicap. Nous allons donc creuser le sujet dans les semaines à venir.

L.B. : Suite au rapport El Khomri devait se mettre en place une Conférence sociale que le secteur « personnes âgées » a attendu en vain pendant 6 mois. Finalement le médico-social a été inclus dans le « Ségur de la Santé ». Cette négociation sera-t-elle l’occasion de reprendre nombre des propositions du rapport El Khomri ?

O.V. : Nous sommes en cours de concertation sur la stratégie « grand âge », y compris sur le sujet des métiers et donc des recommandations de Myriam El Khomri. Il nous faut bien articuler les chantiers avec le Ségur de la santé, qui traite par définition des professionnels des EHPAD publics. Je suis vigilant à la cohérence de nos concertations.

L.B. : Avant la crise on parlait d’une loi Grand Âge. Vous évoquez désormais un 5ème risque dont les contours doivent être définis avant le 30 septembre. Du coup, on a du mal à comprendre quand une loi sera proposée au Parlement et quel sera son périmètre ?

O.V. : Je partage évidemment le constat selon lequel nous devons aller vers une transformation globale pour faire face au défi de la longévité. D’abord, tout ne relève pas de la sphère publique : les acteurs économiques et sociaux ne nous ont pas attendus pour faire évoluer les modes de production et de consommation, pour commencer à adapter les cadres de vie, les mobilités, le visage de la ville. Il y a une impulsion nationale, mais il faut que chacun s’empare de ce défi, exactement comme chacun doit faire sien le défi de l’adaptation au changement climatique.

Par ailleurs, comme je le disais, ce à quoi nous travaillons, c’est à une stratégie globale. Ce travail est interministériel : le ministère des solidarités et de la santé est en première ligne mais il n’est pas tout seul. Une des questions qui va se poser est celle de la gouvernance nationale dans le long terme, avec par exemple la question de la création d’un comité interministériel de la longévité. Le rapport de la députée Audrey Dufeu-Schubert nous a donné sur ce point des orientations fortes.

L.B. : Cet entretien va être adressé par le Mensuel des Maisons de Retraite à l’ensemble des Ehpad de France. Quel message, au sortir de cette phase si dure, avez-vous envie d’adresser aux directeurs d’Ehpad qui vont vous lire ?

O.V. : Un message de gratitude : c’est grâce à vous que nous avons tenu et que nous continuerons à tenir, même si je sais que la situation a très souvent été extrêmement éprouvante. L’Etat a des leviers, mais c’était à vous de prendre les décisions, souvent très difficiles, qui s’imposaient pour les professionnels et les résidents. L’heure est encore à la crise, pas encore au retour d’expérience, mais nous aurons bientôt à en tirer toutes les leçons.



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