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24 mars 2022

La déflagration Orpea !

C’est le lundi 24 janvier à 13h00 que l’« affaire Orpéa » va débuter. A ce moment précis, Le Monde publie les « bonnes feuilles » d’un ouvrage publié par les éditions Fayard intitulé « Les Fossoyeurs » dont l’auteur, Victor Castanet, est un journaliste indépendant inconnu du grand public.

Chronologie de la quinzaine qui ébranla les Ehpad

Les premières « bonnes feuilles » font immédiatement l’effet d’une bombe. Habitué aux brulôts sans consistance versant caricaturalement dans un « Ehpad bashing » à la mode, le secteur ne s’attendait pas à un travail aussi méticuleux et, il faut bien le dire, aussi documenté et consciencieux, même si – nous y reviendrons – quelques passages sont plus contestables. Cette fois donc, pas question, au vu du sérieux de l’enquête, de balayer d’un revers de main les attaques proférées. Attaques moins dirigées d’ailleurs contre le secteur des Ehpad, ni même contre le secteur commercial (l’auteur se défend dès l’introduction de le viser particulièrement) que contre ce que Victor Castanet appelle le « système Orpéa ».

Car c’est bien le n°1 mondial de la prise en charge du grand âge qui est visé. Pourquoi cibler ce groupe en particulier ? S’il était intrinsèquement plus défaillant que les autres, il était difficile, surtout pour un journaliste ne connaissant pas le secteur, de le savoir avant même d’avoir commencé à enquêter. Mais voilà, Victor Castanet va faire une rencontre avec un homme qui sera le déclencheur de toute cette affaire : Laurent Garcia, cadre de santé dans un Ehpad public, qui en 2017, a fait un séjour de 8 mois comme salarié de l’établissement Orpéa Les Bords de Seine situé à Neuilly-sur-Seine. Après avoir été licencié d’Orpéa, Laurent Garcia fait la rencontre du journaliste et, ensemble, ils décident d’enquêter à charge sur Orpéa. Cela n’enlève rien une fois de plus au caractère choquant de nombre des révélations contenues dans le livre ni sur le sérieux de nombreux pans de cette volumineuse enquête. Mais comprendre la genèse du livre n’est pas neutre : il ne s’agit pas dès l’origine d’effectuer un travail journalistique « objectif » mêlant bons et mauvais points mais bien de démonter à charge un supposé « système ». Et à force de chercher, Victor Castanet va trouver. Et trouver, souvent, du lourd…

Une affaire sans commune mesure avec les précédentes

Légitimée par une publication dans Le Monde, l’affaire va prendre dès le mardi 25 janvier une proportion jamais atteinte. En moins de 24 heures, tout le monde se met à comprendre que le secteur des Ehpad est en train de vivre une déflagration comme il n’en a jamais connue. Pendant plusieurs jours, toutes les chaînes d’info tournent en boucle autour de l’affaire Orpéa évoquant pêle-mêle maltraitance, faiblesse des contrôles et inspections, légitimité du secteur commercial à gérer des Ehpad, remises de fin d’année, les fameuses « RFA » avant d’en arriver au nombre de couches et de biscottes par jour et par résident…

Dès le mardi 25, Jean-Christophe Romersi, directeur général France, apparaît sur BFM TV pour une toute première réaction, à un moment, faut-il le préciser où personne n’a encore lu un livre qui doit paraître le lendemain matin. Là, cet homme de 42 ans, qui est entré dans le secteur des Ehpad à l’âge de 26 ans, se défend : « Il n’y a jamais eu la moindre restriction, il n’y a jamais eu le moindre rationnement, cela ne correspond pas à nos directives, cela ne correspond pas à nos valeurs » affirme-t-il. Mais autant dire que dans la tempête, ces propos deviennent rapidement inaudibles. 

Rapidement, le gouvernement comprend que cette affaire peut ébranler le secteur mais aussi – et ce n’est pas neutre à quelques semaines de l’élection présidentielle – mettre en difficulté la majorité.

Brigitte Bourguignon, dès le 26 janvier au matin sur RTL, décide de se fâcher sans pour autant hurler avec les loups. Si elle dénonce évidemment les faits mentionnés dans le livre, elle laisse toutefois une porte ouverte en disant vouloir entendre toutes les parties. Elle annonce ainsi dans la foulée la convocation des dirigeants du groupe Orpéa pour le mardi 1er février.

Mais le scandale continue de plus belle dans les médias où un nombre incalculable d’émissions, à la télé comme à la radio, vont être consacrées à l’affaire. Rapidement, le débat va évoluer en s’élargissant vers deux autres questions connexes : faut-il intensifier les contrôles et les inspections ? Faut-il interdire les Ehpad privés à but lucratif ? Deux questions qui vont alimenter ensuite les débats durant toute la semaine.

La première sortie tonitruante vient étonnament de Richard Ferrand, le président LREM de l’Assemblée nationale, qui explique sur France Inter que « les établissements qui accueillent des personnes âgées dépendantes ou en perte d’autonomie ne devraient pas être à but lucratif. L’or gris, c’est pas du business » conclura-t-il. Moins surprenant, le député France Insoumise, François Ruffin, demandera lui la nationalisation du groupe Orpéa. Mieux : quelques jours plus tard il demandera une « réquisition ». « On prend leurs maisons de retraite et on les passe sous statut public ou associatif. On permet à des coopératives d’infirmiers, d’aides-soignants de gérer » a-t-il ainsi proposé.

Une gestion de crise calamiteuse

Mais l’affaire va prendre un nouveau tournant le dimanche soir 30 janvier, quand Orpéa annonce le limogeage de son directeur général, Yves Le Masne. À ce poste depuis 2010, mais en responsabilité dans le groupe depuis le milieu des années 90, il est avec Jean-Claude Marian et Jean-Claude Brdenk, l’un des trois piliers de l’aventure Orpéa depuis 25 ans. Il est aussitôt remplacé par Philippe Charrier, l’homme qui préside le conseil d’administration d’Orpéa depuis 2017 dans une fonction qui n’est en rien exécutive. Et là va commencer une seconde semaine en forme de long chemin de croix pour Orpéa…

Car cette seconde semaine de crise est ponctuée de deux évènements qui vont ternir plus encore l’image du groupe : la rencontre avec Brigitte Bourguignon et l’audition devant la commission des Affaires Sociales de l’Assemblée nationale.

On a pourtant dès le lundi soir un avant-goût de la communication catastrophique qui va être celle d’Orpéa. Ce jour-là, sur le coup de 20 heures, Orpéa publie une vidéo sur Youtube. Le nouveau président y prononce ses premiers mots. Imaginée et rédigée par le fameux cabinet de conseil en communication d’Anne Méaux, Image 7 – responsable ici du plus gros accident industriel qu’il nous ait été donné de voir depuis des années en matière de comm’ – l’allocution est d’un mauvais goût hallucinant. Le nouveau PDG, dans une intervention de 5 minutes face caméra, explique que l’objectif d’Orpéa a toujours été de frôler… la perfection. Et de conclure cette longue litanie gênante par… de vifs remerciements à Yves Le Masne, viré la veille au soir. Bref : une intervention lunaire qui montre que le staff d’Orpéa n’a alors absolument rien compris à l’émotion soulevée partout dans le pays. Une impression qui va se confirmer le lendemain matin.

Alors que la Ministre Brigitte Bourguignon avait laissé plusieurs jours à Orpéa pour se préparer et qu’elle leur avait même adressé quelques questions précises, les dirigeants sont arrivés avec un document d’autojustification de 300 pages. Un rendez-vous qui a fait basculer la Ministre. Alors que jusqu’ici elle avait laissé une porte de sortie au groupe qui avait encore une chance de se justifier, elle a clairement viré de bord ce mardi 1er février fustigeant « le cynisme pur » de dirigeants qui « ne se remettent pas en question ». Elle a aussi évoqué son « dégoût » suite au départ précipité de Yves le Masne. « Si, en plus, des personnes quittent le navire au moment où il y a des accusations, en n’acceptant pas de répondre et d’assumer des responsabilités, et au passage en se servant, là c’est grave ! » a-t-elle déclaré. Car le limogeage de l’ancien PDG a pu en effet être interprété de deux façons : comme une sanction – on le vire pour montrer qu’on a compris le message – ou… comme une protection – on le vire pour le protéger en lui évitant une audition devant la Ministre ou devant le Parlement.

Dès lors, la Ministre s’est retrouvée le mardi matin devant un nouveau PDG qui n’avait jamais eu auparavant la moindre responsabilité exécutive au sein d’Orpéa. Elle a ainsi dénoncé des dirigeants qui « ont l’air de dire qu’ils ont des explications pour tout, des preuves pour tout. Je leur ai expliqué d’abord notre colère, ma colère, mon émotion et surtout qu’ils avaient peut-être des actionnaires à rassurer, mais que moi c’est des gens, des résidents, des familles inquiètes que je dois rassurer », a-t-elle expliqué ensuite dans les médias ou devant l’Assemblée Nationale. Bref : rendez-vous n°1 raté !

Mais c’était sans compter le rendez-vous n°2 : celui qui a amené Philippe Charrier et l’équipe exécutive d’Orpéa devant les députés de la commission des Affaires Sociales de l’Assemblée nationale. Car la question qu’on se pose ici est simple : comment est-il possible que le staff d’un groupe qui pèse 6 milliards d’euros ait pu se présenter devant la représentation nationale avec un tel amateurisme, sans rien avoir compris des codes et des règles qui régissent de telles auditions ?

Ainsi, après un flot d’une dizaine de questions, le nouveau PDG, au lieu d’y répondre a souhaité passer la parole à ses collaborateurs pour « qu’ils décrivent le système de qualité » d’Orpéa. Bronca dans la salle de la part de députés qui voulaient tout bonnement qu’on réponde à leurs questions plutôt que de leur servir un nouveau pensum… De fait, au fur et à mesure de l’audition qui aura duré plus de deux heures, on aura vu les députés s’agacer de plus en plus face à l’absence de réponses précises à des questions précises.

« Je suis vraiment outrée par la posture de M. Charrier. Voilà deux heures que vous ne répondez pas à nos questions » s’est ainsi énervée Charlotte Lecocq, députée LREM du Nord tandis que le député Modem Nicolas Turquois interpellait M. Charrier en ces termes : « Comment un président peut faire une intervention en regardant en permanence son téléphone portable ? Comment un président peut-il déclarer que son rôle n’est pas de s’occuper du quotidien alors qu’un président est là pour porter les objectifs de long terme et vérifier la cohérence entre les objectifs et ce qui est réalisé ? ». Bref, après le rendez-vous raté avec la Ministre, celui avec la représentation nationale fut pire car filmé et visible donc par tous. Après ces deux rendez-vous ratés, Orpéa va adopter une autre stratégie toute aussi contestable : celle de se taire. Totalement.

En attendant les audits. Car aujourd’hui la direction d’Orpéa mise non seulement sur les rapports indépendants qu’elle a commandés à des cabinets d’audits internationaux mais plus sûrement encore sur le résultat de la mission conjointe Inspection Générale des Finances / Inspection Générale des Affaires Sociales qui doit être rendu au Gouvernement pour le 15 mars. En sortira-t-il des éléments tout aussi accablants que ceux que décrit le livre ? Réponse dans quelques semaines.

La déflagration n’est pas terminée

Mais alors qu’au bout de 12 jours, on pensait que les médias allaient commencer à se lasser et passer à autre chose, voilà que deux personnes vont entrer en jeu. Elise Lucet va dès le vendredi 4 février dans Le Parisien annoncer que le Cash Investigation qu’elle prépare depuis un an sur les Ehpad sera diffusé début mars et prendra comme cibles deux autres groupes, Korian et Domus Vi, cette fois, semble-t-il, sur des problématiques plus immobilières. Une autre femme, avocate, Maître Sarah Saldmann, va également se démultiplier dans les médias pour indiquer qu’elle porte une « action collective » devant la justice pour centraliser toutes les plaintes des familles des résidents d’Orpéa, de Korian ou d’ailleurs.

Enfin, l’aventure continue au Parlement. A l’Assemblée nationale, les auditions se sont multipliées (nous les évoquerons dans notre prochaine édition) : Jean-Claude Brdenk et Jean-Claude Marian côté Orpéa ; Amélie Verdier côté ARS Ile de France, Sophie Boissard pour Korian ou les fédérations d’établissements et associations de familles sont passés au grill des questions des députés. Mais la commission qu’enquête parlementaire demandée par certains (dans une commission d’enquête, les protagonistes parlent sous serment) ne pourra pas se réunir puisque l’Assemblée est en vacances à l’approche de la présidentielle. En revanche, le Sénat a mis en place une commission mais qui porte plus sur la question des contrôles des Ehpad en général que sur la seule affaire Orpéa.

Autant dire que l’onde de choc est loin d’être terminée. Résistera-t-elle pour autant à la séquence « présidentielle » ? À voir… Car si tout le monde a tendance à penser qu’après un tel coup de tonnerre aucun candidat ne pourra faire autrement que de prévoir une grande loi après l’élection, c’est méconnaître le poids des conservatismes. Pas certain donc que dans quelques mois, on en soit à se dire : « tout ça pour ça ? ».


Gros coup dans les Bourses

Évidemment, il apparaît saugrenu quand un tel cataclysme intervient avec son lot de souffrances humaines de se pencher… sur les cours de Bourse. Et pourtant, tel est aujourd’hui l’outil de mesure de la valeur des quelques groupes qui y sont côtés.

Les marchés financiers avaient-ils des infos ? Le fait est que les cours de bourse des trois groupes côtés (Orpéa, Korian, LNA) ont commencé à fléchir entre le jeudi 20 et le vendredi 21 janvier. Ce fut ensuite un plongeon dans les abîmes pas seulement pour Orpéa mais bien pour les trois groupes côtés.

Ces trois groupes ont perdu respectivement 54%, 37% et 26% de leur cours de Bourse sachant qu’ils n’ont pas la même proportion de capital flottant. La Bourse représente en effet 49% de l’actionnariat de LNA, 61% de celui de Korian mais… 80,4% de celui d’Orpéa.

 


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