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6 novembre 2018

Quand Envoyé spécial se la joue « Trash investigation »

L’émission Envoyé Spécial diffusé fin septembre n’était certes que le énième reportage de cet acabit. Mais à une heure de grande écoute, il a soulevé une grande émotion. Sur les réseaux sociaux, des milliers de messages se sont émus de ces Ehpad maltraitants à fortiori quand ils sont commerciaux. Dans le même temps, les professionnels assistaient, découragés, à ce massacre qui prend désormais une tournure inquiétante. Radioscopie d’un reportage uniquement à charge.

Tout commence dans la banlieue strasbourgeoise. Quelques notes sombres d’un piano ankylosé ajoutent de la mélancolie à un ciel terne et gris. C’est dans cette atmosphère que Dominique retourne sur ce qui s’apparente aux lieux d’un drame : « c’est la première fois que je reviens ici et j’avoue que c’est un choc ». Ici, c’est l’Ehpad privé commercial où Marguerite, sa mère, a séjourné un an et demi avant de s’éteindre, « un week-end de 1er mai ».

La tristesse cède vite sa place à la colère. Car la résidente a agonisé deux jours durant, « seule, sans que sa fille soit prévenue ». Décrivant une prise en charge « défaillante », elle évoque dès la 1ère minute des actes de maltraitance : « on laisse des couches et des draps souillés, des nappes où Maman a rendu son repas en boule sous une table ». Et enfin, Dominique enrage : « même un animal on en prend plus soin » conclut-elle. C’est évidemment cette phrase choc que France 2 va utiliser dans sa bande-annonce plusieurs jours avant pour attirer le chaland.

En quelques minutes, Envoyé Spécial a réussi son pari : orienter le jugement d’un auditoire en jouant sur son émotion. Car comment ne peut-on pas compatir quand cette dame – images de factures à l’appui – ne comprend pas comment payer 3000€ par mois pour un service aussi défaillant.

Le cliché de l’opacité
Mais place à l’« investigation ». La journaliste s’interroge : « que se passe-t-il derrière les murs de ces maisons de retraite privées à but lucratif ? ». Bel exemple de question rhétorique puisqu’on se doute bien que le reportage ne montrera pas le secteur privé commercial sous son meilleur jour… Ici, tout est à charge. Et quand l’ARS est sollicitée pour témoigner sur un Ehpad, il suffit qu’elle en dise du bien pour ne pas passer le filtre du montage…

D’un point de vue audio, les notes du piano mélancolique ont été remplacées par des basses saccadées, laissant planer une ambiance mystérieuse que le reportage s’engage à dissiper. Au niveau des images utilisées, le caméraman opte pour une prise de vue très frontale de l’Ehpad où résidait Marguerite. En contre plongée, l’établissement apparaît comme une structure fortifiée recelant d’inavouables secrets. Un sentiment d’opacité renforcé par des images de portes coulissantes qui se referment et de caméras de surveillance pointées vers l’entrée.

À chaque fois on a aussi droit au sempiternel message : « contacté, l’établissement n’a pas souhaité nous répondre ». Tu m’étonnes ! À chaque fois que des établissements s’y sont essayés, ils se sont évidemment fait ridiculiser au montage.
Mais il en faut plus pour décourager nos vaillants journalistes qui, dans leur quête de la vérité, ont recours au glorieux procédé de la caméra cachée. Ou qui ont plutôt recours aux images des familles, comme celles du fils d’une résidente du même Ehpad que Marguerite. On peut évidemment gloser sur la méthode. Qui oserait nier qu’elle permet de voir une réalité invisible autrement ? Mais la réalité d’un établissement donné n’est pas la même partout. Problème, c’est précisément ce qu’essaye de faire croire le reportage.

Souriez, vous êtes filmés
On voit d’abord une personne âgée tombée de son fauteuil, à terre dans une salle commune et implorant de l’aide. Cette scène a évidemment choqué les téléspectateurs. À proximité, des pensionnaires déambulent mais pas la moindre trace du personnel. Les nombreux tours de couloirs filmés à la première personne renforcent la sensation d’un établissement laissé à l’abandon. Un passage qui généralise l’idée d’un personnel aux abonnés absents. Mais au lieu de dénoncer ce qui se passe dans tous les Ehpad de France – soit la présence de 2 ou 3 salariés la nuit – on pointe ici l’avidité d’un opérateur commercial qui rogne sur le personnel. Et on évite au passage d’évoquer le problème auquel sont confrontés tous les Ehpad : celui de l’équilibre entre contention, liberté et sécurité.

Évidemment, ces reportages ont toujours en besace 2 ou 3 scènes objectivement insupportables. Comme ici, cette façon de servir la purée et le dessert dans la même assiette, ou dans Zone Interdite quelques semaines plus tard, cette AS qui conseille de pincer le doigt d’un résident récalcitrant. Tant que des scènes comme celles-ci existeront, il sera utile de les dénoncer.

À condition là encore de ne pas sombrer dans les amalgames. Ce qui est le cas lorsqu’un proche s’indigne d’avoir dû vendre la maison de sa mère pour payer « les 285.000€ dépensés en 7 ans ». Forcément le téléspectateur enrage de constater des sommes si élevées alors même que la durée moyenne de séjour en Ehpad est en France de 2 ans environ.

La grande truanderie
Le prix de séjour reste un des principaux angles d’attaque ajouté au caractère commercial de ces structures. Une voix off explique que « la plus grosse partie du budget est le budget hébergement », qui « dans certaines chaînes de maisons de retraite est géré au centime près ». Au même moment, la caméra effectue un gros plan en extérieur sur une plaque de rue parisienne. Quelle rue ? Celle de la « Grande truanderie » évidemment… Point de rendez-vous fixé avec un cuisinier syndicaliste du groupe Orpéa.

Pour ce dernier, « au niveau qualité, on n’est pas du tout sur ce qu’il est possible d’attendre quand on paye des sommes aussi importantes pour l’hébergement ». La formule est floue et imprécise mais on imagine qu’elle n’est pas là pour véhiculer un message positif. Quand bien même la restauration, dans le privé comme dans le public, est probablement le domaine qui a fait l’objet des plus grands progrès au cours des dernières années. Mais ici, l’Ehpad est soupçonné de rogner sur tout. Y compris sur les couches… qui émargent pourtant sur le tarif dépendance et qui ne sont donc pas susceptibles d’améliorer le bénéfice de l’établissement.

Comparer pour mieux dénigrer
Envoyé Spécial continue d’alimenter la légende noire des Ehpad privés à but lucratif. Le reportage a en effet recours à la technique de la comparaison, opposant sans nuance les « méchants commerciaux » aux « gentils associatifs ». La séquence finale vaut à cet égard son pesant de malhonnêteté.

Finies les basses, place à une mélodie apaisée… Nous entrons dans le monde des bisounours. Celui d’une maison de retraite nancéienne gérée par une association d’entraide sociale, véritable paradis pour seniors où le personnel aide systématiquement les résidents à manger et « la direction donne les moyens et le temps pour les soins les plus délicats ».

On peut alors observer 2 AS s’occuper d’une résidente angoissée. À la différence d’un secteur privé commercial montré comme étant régi par l’unique impératif économique, dans le non marchand, on prend son temps. La toilette de la résidente dure 35 minutes, le temps pour les AS de lui fredonner les paroles de « La vie en rose ». On a la gorge nouée devant tant de bonté. Malheureusement, la fin est la même pour tout le monde. Comme le précise l’ultime séquence du reportage : « quelques jours après notre tournage, le cœur de Marcelle s’est arrêté en pleine nuit. Sa fille nous a précisé que l’équipe médicale lui a tenu la main toute sa dernière soirée… ».

On indique au téléspectateur qu’un « autre modèle est possible », celui où le méchant Ehpad à but lucratif, où on ne tient pas la main des mourants mais où on compte les couches pour ne pas dépasser son quota, n’existerait plus. En attendant, on pourra aussi rêver d’un monde où un autre modèle journalistique est possible. Impartial et argumenté ; honnête en somme.

La réaction de Anissa Amechmech, directrice de l’Ehpad public Notre Maison, 64

“Nous perdons un temps précieux à nous défendre sur diverses calomnies”

« Nous travaillons à mon sens dans un climat médiatique complexe depuis le début de l’année, avec l’accaparement « journalistique » des mouvements de grève de 2018. L’image des Ehpad s’en est trouvée encore une fois un peu plus ternie. Le sentiment général de l’opinion publique à notre sujet est plus que négatif, deux mots me semblent en ressortir : rentabilité financière et maltraitance […]

Ces deux reportages me font me poser des questions quant à mon chemin professionnel et ont pour tout vous dire provoqué une certaine lassitude et un écœurement. Nous sommes aujourd’hui sans cesse en train de nous justifier, à tous niveaux, et perdons un temps précieux à nous défendre sur diverses calomnies […]

Notre métier nécessite bien sûr des réajustements permanents. Nous y travaillons quotidiennement. Aussi, je formule le vœu que l’on montre aussi ce qui fonctionne en Ehpad et non sans cesse les dysfonctionnements ».


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