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© Matthieu Delmestre

5 avril 2022

Traumatisme

Commencée le 24 janvier dernier avec la publication des premiers extraits de livre « Les Fossoyeurs » dans Le Monde, l’Affaire Orpéa aura créé la déflagration médiatique la plus impressionnante qu’ait jamais connue le monde des Ehpad. Elle aura surtout provoqué un traumatisme dont les Ehpad et tous les professionnels qui y exercent au quotidien ne sont pas près de se relever.

Face à ce tsunami médiatique, on a presque, dix semaines plus tard, envie de s’écrier : « tout ça pour ça ? ».

Ce « scandale » a-t-il permis que les candidats à la présidentielle s’emparent à bras-le-corps du sujet ? Même pas. Pis : le président sortant qui, à ce stade, a de grandes chances de se succéder à lui-même, n’a même pas cru nécessaire de reprendre à son compte sa propre promesse d’une loi Grand Âge. Plus de contrôles, plus d’inspections et l’embauche de 50.000 infirmières et aides-soignantes, les mêmes qu’on ne trouve de toute façon pas sur le marché : voilà l’effet Orpéa. Peanuts.

Ce scandale a-t-il permis de remettre à plat le fonctionnement des Ehpad et surtout le manque criant de personnels ? À aucun moment. Le Gouvernement n’a pas annoncé un plan Marshall dans les Ehpad mais… des embauches dans les ARS pour multiplier les contrôles. Chers directeurs d’Ehpad publics ou privés, vous vous plaigniez du manque de personnels ? Eh bien vous aurez plus de contrôles ! Et ils seront inopinés hein. Car on vous connaît, bande de malins : si on vous annonçait la date du contrôle, vous seriez prêts à travailler correctement juste ce jour-là.

Ce scandale a-t-il permis de revoir de fond en comble la gouvernance d’un groupe comme Orpéa ? Non, en rien. À part le « PDG fusible » viré fin janvier, tout reste en place : des actionnaires inexorablement muets face à un management totalement inchangé. Le Monde a même fait le compte-rendu d’une réunion interne où, devant des directeurs, un dirigeant d’Orpéa fustige les énarques de l’IGAS-IGF, cible les directeurs généraux d’ARS qui cherchent une promotion ou ironisent sur les conclusions du Rapport. Une attitude d’ailleurs si contestée que le compte-rendu de cette réunion interne a été immédiatement transmis à… Victor Castanet. Un épisode qui souligne un état d’esprit inchangé, quasi-sectaire, quand on aurait attendu, enfin, une prise de conscience salutaire. Un comportement d’autant plus triste qu’il y a pourtant toute une série de professionnels passionnés chez Orpéa, comme ces dizaines de directeurs de terrain ou comme le jeune directeur général Jean-Christophe Romersi. Le comprenant, Philippe Charrier, le nouveau PDG d’Orpéa a adopté devant le Sénat fin mars, un ton cette fois un peu plus modeste.

Et ce « scandale » au fond en était-il vraiment un ? On est en droit de se le demander quand on regarde les sujets sur lesquels l’Etat a décidé de porter plainte. Il invoque l’article 40 du Code Pénal parce qu’Orpéa est soupçonné d’avoir conservé des excédents (la loi ASV le lui permet pourtant) et d’avoir indûment affecté des « faisant fonction » sur les tarifs soins et dépendance (combien d’Ehpad alors pourraient être traînés devant la justice…). Orpéa est-il poursuivi par l’Etat pour rationner les couches, pour procéder à des RFA, pour avoir maltraité des résidents ? Non. L’avenir – et en l’occurrence la justice – dira la réalité des accusations portées. Pas impossible que sur ce plan les principales accusations fassent pschittt. Il n’en reste pas moins que la dénonciation dans le livre des méthodes de management et de fonctionnement internes a été salutaire. Elle oblige chacun, et notamment les grands groupes privés – mais pas seulement – à s’interroger sur la logique qui a conduit à un moment donné à une forme de rationalisation poussée à l’extrême. Rationalisation encouragée d’abord et avant tout depuis 20 ans par l’Etat et les Départements.

Mais au final, il faut bien en convenir, cette affaire laisse le secteur comme hébété et en état de sidération. Et c’est totalement traumatisée que la profession sort de cette lessiveuse qui a duré deux mois, mais dont les impacts se feront sentir bien plus longtemps.

Car on a cru, dans un premier temps, cibler un groupe. Puis on a pensé que le seul secteur commercial – notamment celui côté en Bourse – était visé. On se rend compte aujourd’hui que ce sont tous les Ehpad qui en ont pris plein la gueule. Car l’opinion publique, elle, ne fait pas la différence. L’Ehpad désormais est un objet honni. Le concept même est devenu repoussoir. Et que dire désormais de tous ces centaines de milliers de salariés qui peuvent aujourd’hui paraphraser ce vieux bouquin de Séguéla : « Ne dites pas à ma mère que je suis aide-soignante dans un Ehpad … elle me croit pianiste dans un bordel » ?

Tous ces gens vont passer désormais à autre chose. Victor Castanet va continuer à signer son ouvrage dans les librairies, les journalistes indignés vont passer à un autre sujet d’indignation, la famille Michelin actionnaire d’Orpéa va tranquillement attendre que le cours remonte, les députés de demain n’auront même plus à faire croire à la promesse d’une loi Grand Âge puisque celle-ci n’est même plus promise. Mais vous, vous dans les Ehpad, vous continuerez à accueillir des familles plus réticentes encore qu’avant. Vous serez toujours celles et ceux qui, en première ligne, gèrent au quotidien ce que cette société se refuse à affronter : la vieillesse décrépie et la mort annoncée.

Luc Broussy
Directeur de publication du MMR


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